Physiologie du coût ou la pensée unique des start-up gastronomiques !
Amateur des restaurants étoilés (Martin Berasategui, Pierre Gagnaire, Jean-François Piège, Eric Fréchon, Alain Solivérès...) comme des néo-bistrots et autres tables plus populaires, mon ami Edouard m’a demandé de lui ouvrir une tribune - que je partage - sur cette nouvelle cuisine française personnalisée par de jeunes chefs talentueux qui ont fait du menu unique, du locavore ou encore d’une déco bobo-industrielle-nordique une norme ! L’objectif de ce billet d’humeur n’est absolument pas de remettre en cause le talent de ces jeunes chefs mais de s’interroger sur un système qui s’est mis en place insidieusement au cours des dernières années.
Crédit : joruju piroshiki
Je viens juste de manger dans un énième "néobistrot" (à choisir parmi Septime, Encore, Vivant, Saturne, David Toutain, Chatomat et autres Chateaubriand...). Je pourrais reprendre à mon compte les propos de centaines d'autres blogs, magazines, guides culinaires, et vous baratiner sur l’explosion de saveurs, l’originalité des associations, la qualité des produits (le berger est un ami, le boucher a des vaches bio dont le pedigree remonte à Henri IV, le boulanger c’est ma femme...), mais ce serait convenu et classique. Convenu et classique comme ce qu’on y mange. "On" parce qu’on est souvent plusieurs mais finalement c’est comme si j’étais seul et c’est bien là le problème. Là, dans l’assiette, et là ou ailleurs dans les restaurants parisiens qui cartonnent depuis 5 ans.
Le sujet n’est pas de remettre en cause le talent de jeunes cuistots mais plutôt un système confraternel dont ils sont les chefs de file et qui a conduit à une pensée unique dans les assiettes ou dans le décor ! L'effet de surprise est passé depuis quelques années maintenant, et on n’a plus la sensation d’être chez des chefs-cuisiniers, dans un restaurant, mais plutôt de devenir clients d’une start-up gastronomique !
Au début, le principe de base était simple :
- Menu unique pour tout le monde ! C'était sympa et même ludique. On compare notre perception d’un même plat, on a droit à 2 entrées, 3 plats, 2 desserts, du beurre rigolo, des bouteilles d’eau qui viennent pas d’Evian. C’est varié, ça "explose de saveurs", et ça change du classique "entrée, plat, dessert" que nous servent les restaurants traditionnels, empoussiérés depuis que Robuchon a eu sa 1ère étoile.
- Côté déco, on fait dans l'épuré ! On est moderne, jeune. On brise les codes. On arrive en cuisine après un BTS pharmacie (bio) ou un retour de Goa pour certains. Donc on fait dans l’épure : on met du bois blond, du minéral, du ciment brossé, du métal, des luminaires industriels ou encore la photo d’une grand-mère alsacienne parce que malgré cette froideur clinique on a des sentiments, et tout baigne (dans le froid).
- Un nombre de tables limité ! Avec une trentaine de couverts maximum, on limite les risques en optimisant l'occupation tout en jouant sur un effet de "ça se mérite" avec des délais de réservation qui dépassent souvent le mois. Buzz assuré !
- Des prix serrés ! 5 à 7 services pour 35/40€ (c’était il y a 5 ans), ça les valait. Surtout pour se taper du Yuzu, du combava, de l’ail des ours, un bouillon de je ne sais plus quoi ou encore une émulsion de crevettes à la roquette. Bref un prix serré pour des plats innovants. Imbattable dans l’esprit et dans le style, imbattable sur le fond et sur la forme.
Et nous voilà, 5 ans plus tard (donc maintenant), à faire la synthèse de tout ça :
- Le même menu pour tout le monde, c’est le bon plan pour nos artistes/artisans cuisiniers ! On multiplie le nombre de chaises en bois blond (pas de chaise vide car tout est pris deux mois à l’avance) par le nombre de morceaux de bar ou d’huitres pochées ou de fleur de bourrache, et on n’a plus aucun stock, plus aucune perte. C'est finalement le contrôle de gestion qui gouverne, heureusement excusé par le diktat bien-pensant des saisons.
- On s’aperçoit qu’on n’a pas bu une seule eau vraiment en bouteille et à l’origine vraiment avérée depuis 5 ans. Pourtant, on n'a pas économisé sur le prix de l’eau !
- Maintenant on s’en souvient bien des légumes oubliés ! Certains auraient mieux fait de le rester d’ailleurs, d’autant qu’ils ont réussi à prendre la place du homard, du foie gras, des ris de veau, du saint-pierre, bref d'une bonne partie des produits qui valent plus de 30€/kg. En même temps, les légumes du coin, c’est bon pour la planète... on fait des produits de saison, c’est écoresponsable et ça colle bien avec le bois blond de notre table. Bon, on ferme les yeux sur le yuzu, le boeuf australien ou l’agneau gallois, qui sont moins écoresponsables, mais hyper branchouilles.
- On a découvert pleins de nouveaux vins ! Des noms pleins de calembours, de jolies étiquettes, du vin bio (Bio... c’est bien, c’est bon, c’est vivant). Mais a posteriori, on se souvient que 1/4 sentaient les égouts (ah, les nouvelles techniques de vinification, le non filtré), 1/4 étaient trop jeunes (le viticulteur a 14 ans), 1/4 étaient orange et faisait des bulles, et le dernier 1/4 étaient plutôt pas mal, voire même très bien, mais à 90€ la bouteille ! On doit malgré tout reconnaître que ces tables ont aidé à généraliser le vin au verre et c'est plutôt une avancée intéressante pour le coup !
- On est incollable sur l’annuaire de tous les fournisseurs qui ont un nom qui fait vendre : Bordier, Desnoyers ou Le Bourdonnec, Thiebault, Poujauran ou encore cette chère Jocelyne, cultivatrice de fraises bio à Plougastel. ça devient normal de les appeler par leur prénom, et tellement province de ne pas les connaitre !
- On a voyagé dans l’assiette avec des explosions de saveurs internationales, globales, exotiques, interlopes. On a mangé du wagyu, du yuzu, du citron caviar, du sucre colombien, de l’huitre de pays sans huitres (à l’exception de cet unique producteur moldave absolument fabuleux). Mais tout cumulé, on n'a pas avalé plus de 350 grammes !
- On a envie de vous donner UN conseil sur l’un de vos produits, on peut se le permettre après 5 ans à se le taper à toutes les sauces : laissez tomber le yuzu, c’est fadasse !
Au final on a tout oublié ou presque ! on se souvient bien avoir mangé de l'agneau, de la bonite ou encore de l'encornet car c'est ce que l'on trouve presque toujours ! mais le problème, c'est qu'au final on ne se souvient que rarement d'un plat en particulier ! On s’aperçoit que sur quasiment aucune préparation, on a tout simplement mâché et mastiqué. On a avalé de la mousse, du bouillon, de l’espuma, de la poudre, de l’air, du vent, du fluide, du tiède, du mou (merci Pacojet qui transforme nos chefs-artisans-artistes en Merlin l'enchanteur).
Et puis il y a les desserts... on se souvient qu’il y a 5 ans, on mangeait des pâtisseries, des desserts qui contenaient de la farine, du beurre, du croquant, du fondant... alors qu'aujourd'hui cette touche finale sucrée alterne bien souvent entre mousses, émulsions, gelées et autres jus. Chez David Toutain par exemple, on a tous eu droit aux mêmes desserts aux légumes. Surprenant certes mais on comprend pourquoi, l’incroyable richesse de la pâtisserie est fondée notamment sur des fruits solaires et non pas sur des produits qui sortent de terre.
On a donc presque tout oublié, mais la facture se rappelle ardemment à notre bon souvenir. Voilà que les prix ont souvent doublé (la faute au bio, pas aux produits nobles qui ont disparu de la carte). Le chef en cuisine a pris du galon, il est devenu contrôleur de gestion, et il faut bien payer son attaché(e) de presse, son site internet, son épicerie (bio), les voyages à l’étranger qui permettent de garantir des explosions de nouvelles saveurs dans nos bouches blasées et sans dents... Finalement, la cuisine à laquelle on a désormais droit dans presque tous les restaurants en tête des charts et des guides, c’est ça ! Un business model, une cuisine de contrôleur de gestion, une cuisine d’herbivore qui n’a rien contre la viande, mais n’a juste plus les dents pour la mastiquer !
A peine ouvertes, toutes ces tables entrent bien sûr dans le Guide du Fooding (déjà ! c’est quasiment Retour vers le Futur ce site - ah la sublime première page ces jours-ci, où très exactement 7 photos de restaurants sur 8 présentent des décors de cantine suédoise). Et elles seront très certainement dans le Michelin (et les autres) lors de leur prochaine édition, normal, ils cochent toutes les cases. Ca ne sera pas totalement immérité (mais marre de ces desserts qui ressemblent à des entrées), mais c’est maintenant bien convenu dans ce monde de la nouvelle cuisine parisienne (bio).
Alors à cette nouvelle caste de chefs, inventifs et novateurs, et qui comme une bande d'"Amis trop d’accord" ont tous ensemble ôté le sel de la cuisine (et les féculents, la farine, la viande, le sucre…), il parait important de rappeler que "l’ennui naquit un jour de l’uniformité" (Antoine Houdar de La Motte).
De notre côté, pour les prochains restaurants, on reste ouverts : brasserie et bistros, multi-étoilé ou boui-boui, thai, japonais, marocain bio, javanais macrobiotique, restaurant basque... Mais on a décidé d’en finir avec les restaurants Ikea pour experts comptables sans appétit.
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